Mardi 15 septembre, 10h00 (heure de Moscou): Il est russe, grand, torse nu, et bloque l’accès à notre wagon. Il ne nous adresse pas un sourire et lorsqu’il aperçoit notre tandem en pièces détachées sur le quai de la gare d’Ulaan Bataar, Alexandre me glisse à l’oreille: “C’est notre contrôleur, c’est pas gagné!” Une heure plus tard, le train quitte la gare, nous sommes assis dans notre compartiment, cellule monastique pour les quatre prochains jours. Le contrôleur entre soudainement et referme la porte derrière lui. Il se tient face à nous et répète avec insistance: “money-money, how much? no bagage ticket, money-money, how much?” Bien que nous ayons réussi à faire tenir avec brio le tandem dans le compartiment, je finis par céder et lui tends nos derniers tugriks mongols. Il me donne alors en échange, non pas des “bagages tickets”, mais son plus beau sourire en disant: “Nice to meet you, I am Sergueï”. Alexandre, (beaucoup plus philosophe que moi dans ces moments là), éclate de rire et pose sa main sur mon épaule pour me calmer: “Ma chère Solenne, on s’est bien fait plumer, mais au moins, on s’est fait un ami pour la semaine”. Nous voici donc partis pour 6958 km et 109 h de train!
Mardi 15 septembre, 20h00 (heure de Moscou): Nous avons quitté la frontière mongole il y a plus d’une heure lorsque le train s’arrête enfin au poste de frontière russe. On frappe à la porte de notre compartiment. Je tends mon passeport à l’officier russe, petit, imberbe, froid et coiffé de cette casquette militaire haute et large que nous pensions exister seulement dans les films de James Bond. Il me hurle dessus en voyant la date de fin de validité de mon passeport: mars 2016. Il y a dix jours, le personnel de l’ambassade russe nous a mis en garde: “Je vous donne vos visas, mais avec vos passeports qui expirent dans moins de six mois, vous prenez le risque de vous voir refuser le passage à la frontière”. L’officier me demande de me lever et de le fixer droit dans les yeux. Il répète “So old paper, so old paper”. Au bout d’interminables minutes, il se penche, fouille dans son sac, et prend son tampon. Je sens la main de Solenne se refermer sur mes doigts. L’officier appuie mon passeport contre la paroi du compartiment et le tamponne violemment, c’est gagné! A nous l’Europe!
Mercredi 16 septembre, 03h00 (heure de Moscou): J’ouvre les yeux puis les rideaux de notre fenêtre. Face à nous de l’eau à perte de vue. Le Baïkal, immense, calme et bordé au loin par des collines et la forêt. Trois heures passent. Nous découvrons les premiers villages russes avec leurs maisons en bois aux toits de taule et aux fenêtres sculptées et colorées: rouges, vertes ou bleues. Nous savons déjà que nous aimons la Russie et qu’elle nous invite à revenir fouler ses terres de nos roues.
Mercredi 16 septembre, 10h00 (heure de Moscou): Nous venons de jouer notre 200e partie de Yam’s du voyage. Solenne vient de me gagner de 60 points. Elle me fixe de son regard mi-triomphant, mi- compatissant qui semble me dire: “Prends garde Alex, si je gagne arrivée à paris, je vais être insupportable les 80 prochaines années.”
Mercredi 16 septembre, 13h00 (heure de Moscou): Nous sommes à court de vivres. Le train s’arrête dans une gare dont le nom m’a échappé. Je tente une sortie (jusqu’à maintenant le terrible Sergeï ne nous a jamais autorisés à quitter notre wagon). Arrivé devant le kiosque, je suis bien embarrassé. Je ne parle pas un mot de russe et la vendeuse, déjà bien âgée, pas un mot d’anglais. Je lui montre du doigt l’un des produits, mais bien qu’ils soient tous affichés en vitrine, elle m’en présente un autre, et ainsi de suite. Après plusieurs essais infructueux, les autres clients, sans doute angoissés par les ronflements du train qui menace de partir à tout moment, me viennent en aide. L’un d’entre eux prononce alors le mot “margarina”! Un large sourire traverse mon visage, “margarina” ce n’était pourtant pas si compliqué!
Jeudi 17 septembre, 04h00 (heure de Moscou): La Taïga est blanche, les bouleaux sont recouverts par la neige. Je jubile, bientôt Noël et les repas en famille. Alexandre sourit mais ne dit rien. Le train s’arrête; nous descendons en gare de Krasnoïarsk. Il fait 6°, Alexandre refuse de quitter ses tongs: c’est sa façon à lui de garder un pied en Asie et de repousser l’hiver.
Jeudi 17 septembre, 18h00 (heure de Moscou): Nous nous rendons au wagon restaurant en compagnie d’Axel, un jeune allemand rencontré dans le train. Voila enfin un wagon, fidèle par sa décoration intérieure, à l’image que l’on se fait du Transsibérien: ambiance tamisée, boiseries travaillées, luminaires de style art nouveau, rideaux froncés à l’autrichienne,... tout, mis à part la musique electro inaudible, permet de se croire, l’espace d’un instant, dans un roman d’Agatha Christie. Ravis, nous commandons un pancake au caviar et trois cafés. Axel sort un jeu de cartes. Le serveur se précipite sur nous et tente de nous intimider d’une voix grave et menaçante: “No cards! Cards only if you order beers!” Inutile d’insister, l’homme ne semble pas ouvert à la négociation. Nous quittons les lieux, amers et déçus.
Jeudi 17 septembre, 23h00 (heure de Moscou): Il fait nuit; nous sommes en gare de Omsk. Sur le quai, des babouchkas emmitouflées sous plusieurs couches de laine cherchent à vendre leur marchandise. C‘est fou comme la misère faisait moins mal aux yeux au soleil. Alexandre jette un regard par la fenêtre et se précipite dehors. Il revient dans notre compartiment avec un gros poisson fumé et une bouteille de vodka. “Ce soir, on trinque à l’Europe!”
Vendredi 18 septembre, 10h00 (heure de Moscou): Le long de la Volga, des églises aux bulbes dorés surplombent les eaux du fleuve. “Si la religion se choisissait à la beauté de l’architecture de ses bâtiments, le monde entier serait certainement orthodoxe.” me dit Solenne le front collé à la fenêtre.
Vendredi 18 septembre, 16h (heure de Moscou): La monotonie du paysage est soudain bouleversée par l’apparition d’un cimetière de chars abandonnés, vestiges de la puissance soviétique.
Samedi 19 septembre, 14h00: Nous sommes enfin arrivés à Moscou! Chargés comme nous sommes, nous avons décidé de ne pas visiter la ville. Nous attendons donc notre train du soir pour Saint Petersbourg dans un café. Je trie nos photos de Mongolie, Solenne reprend contact avec la France et me commente les nouvelles du Monde: "Ils sont des milliers à tenter de passer une frontière, et dire que nous, chanceux de français, nous avons pu traverser 8 pays en 6 mois, pratiquement les yeux fermés!"
Samedi 19 septembre, 20h00: Nous sommes sur le quai, prêts à monter dans notre train. Un groupe de touristes chinois, piétinant derrière leur guide, s’arrête près de notre vélo. A la vue de notre drapeau chinois, c’est l’euphorie générale. Alexandre raconte notre voyage: Shanghaï, le Ganzu, le Xinjiang... Il est rassuré, l’Asie n’est finalement jamais très loin. Je le vois monter à bord, heureux et confiant. L’aventure en tandem à travers l’Europe peut enfin commencer!